Du propre des gueux

On naît, on vit, on meurt.
Enfin, surtout, on vit.

Une farce rigolarde sur des sujets passablement terrifiants, selon une perspective unique et fondamentale, et toutes les autres qui la contredisent.

Personnages

  • Procuste Hontol (dit Le Baron)
  • Rodrigue (dit Proprel), valet
  • Aureste (dit Lesale), valet
  • Laraison, cocher
  • Les Marcheuses, enchaînées
  • Le Singe (le masque – celui qui agit)
  • La Méprise
  • L’Indifférence
  • La Jeunesse
  • L’Exploitation

Acte I

La diligence du savoir ayant brisé un essieu en chemin vers la Croissance, le Baron Hontol, impatient, fait porter tous ses tiroirs aux marcheuses enchaînées de l’économie ‘collaborative’.

Scène I

  • Le Baron, le cocher, les valets, les marcheuses.

Une clairière dans la forêt. Le Baron apparaît entre les arbres, satisfait de voir enfin une zone ouverte. Mais il pose le pied dans une bouse. De l’autre côté de la clairière, un singe observe en silence.

LE BARON
Ah! Pouah! Je piétine une bouse béarnaise et elle me colle aux basques!

PROPREL (à LESALE)
Je crois qu’il parle de toi.

LESALE (à PROPREL)
Je ne suis ni Béarnais ni Basque.

Le Baron les cravache pour les faire taire. On entend les marcheuses essoufflées ‘répéter’ ses paroles :

LES MARCHEUSES
Sur-poids! Je piétine. Quelle lourdeur niaise et vaste.

Il avance en secouant sa botte. Ses valets le suivent de près, voûtés & recroquevillés l’un contre l’autre, en guenilles. Le cocher apparaît bientôt suivi des marcheuses.

LARAISON
Je vous l’avais bien dit Messires, il eut été plus sage de réparer la roue : maintenant il fait nuit et nous n’y voyons guère.

LE BARON
Et que sais-tu, toi, Laraison, de la sagesse? As-tu comme moi résolu de compter les idées et toutes les choses du monde et d’en faire l’inventaire exhaustif? Alors tais-toi, cocher! Sans tes imprudences à galoper sur ce chemin de traverse nous n’en serions pas là.

LARAISON
Je ne faisais que répondre à votre impatience… Ne vous avais-je pas prévenu que le chargement excessif de la diligence ne viendrait qu’au prix de sa lenteur de déplacement? Pensez-vous, je suis encore étonné que la roue ait tenu si loin, un tel fardeau…

LE BARON
Un fardeau! Manant! Il s’agit là de la PRESQUE TOTALITÉ des connaissances du monde, organisée par mes soins selon une nomenclature inédite et fondementale. Que m’importe la fragilité de ton transport.

LARAISON (en aparté)
“Mon” transport. Comme s’il en existait un autre… Il a transporté Alexandre jusqu’en Inde, et Diderot jusqu’au Panthéon!

Proprel et Lesale écarquillent les yeux, se regardent et haussent les épaules.

LESALE
Voilà une vache bien singulière.

PROPREL
Je n’en ai jamais vu de pareille.

LESALE
Sans doute une race locale.

LE BARON
Qu’on m’apporte un tiroir! Proprel, capture-la, nous en allons conserver un exemplaire.

Proprel capture la vache et tente de la faire entrer dans le tiroir.

PROPREL
Monseigneur, cette vache est bien trop grande pour ce tiroir.

LE BARON
Proprel, mon petit, je t’en prie, ne dis pas de sottise. Il n’y a qu’une forme de tiroir, comme il n’y a qu’un type de case sur un damier. Peux-tu imaginer jouer aux dames ou aux échecs sur un damier aux cases dépareillées?

PROPREL
Euh… Non.

LE BARON
Peux-tu imaginer tracer une carte selon des lignes géographiques aux contours approximatifs, dont le cadrage changerait au gré des situations?

PROPREL
Euh… Pas plus.

LE BARON
Et pourtant, les côtes informes et les chemins sinueux entrent bien dans des cases tout-à-fait uniformes, n’est-ce pas?

PROPREL
Certainement.

LE BARON
Et bien, qu’attends-tu? Prends la scie et découpe ce qui dépasse!

PROPREL
Mais, monsieur…

LE BARON
Assez! J’aperçois la lumière qui perce les ténèbres.

Scène II

  • La Méprise, Laraison, Le Baron
  • Le Singe, les valets, les marcheuses

La Méprise apparaît avec une lanterne.

LE BARON (doucement, aux valets)
Qu’attendez-vous? Demandez donc qui va là.

LES MARCHEUSES
QUI VA LÀAAAA?

LESALE à PROPEL
Et puis, toi, n’es-tu pas Basque par ta mère ?

PROPREL à LESALE
Sa cousine… Mais je ne sens rien.

LA MÉPRISE
Que vois-je, une telle suite à pied! Que faîtes-vous donc là à la clarté de la lune?

PROPREL
Votre majesté, nous accompagnons notre maître, le baron Procuste Hontol, porteur de TOUT le savoir du monde…

LESALE
… Organisé par ses soins selon une nomenclature inédite et fondamentale dans ces tiroirs que vous voyez là.

Il montre les marcheuses.

LES MARCHEUSES
Porteur de TOUT le savoir du monde…

Elles chuchottent entre elles…

LES MARCHEUSES
En fait, c’est nous qui portons.

LE BARON
Silence!

LES MARCHEUSES (répètent)
SILEEEENCE!

LA MÉPRISE
Tant de savoir! Me voilà bienheureuse. (Vers les marcheuses) Vous devez être bien épuisées. (Vers le Baron) N’avez-vous point de voiture?

LARAISON
Tout porte à croire que nous en avions une, et fort heureusement une large suite également, mais les excès d’impatience…

LE BARON
PAIX! (Vers la Méprise) Jeune damoiselle, porteuse de lumière, ainsi, vous appréciez la connaissance ? J’en ai plein mes tiroirs. Je l’accumule sans cesse et l’y conserve sous clef afin de ne la point laisser s’échapper.

LARAISON
Quelle drôle d’idée.

LES MARCHEUSES
Accumuler! Conserver sous clef! En laisse! S’échapper!

LA MÉPRISE (à part)
Voici un homme bien sûr de lui. (Au Baron) Ô monsieur, quel charmeur, puisque vous avez tant de savoir, mon devoir d’hôte m’impose de vous donner une bonne leçon.

LE BARON
Qu’on m’apporte un tiroir!

Scène III

Note: cette scène et la suivante sont jouées simultanément, d’un côté les marcheuses, les valets et le singe (scène III), de l’autre le Baron, le cocher, la Méprise (scène IV). Les dialogues sont alternés. Les valets passent d’un groupe à l’autre.

  • Les marcheuses, les valets, le singe

Les marcheuses ont déposé les tiroirs et s’assoient en cercle. Les valets continuent leur discussion. Le singe se rapproche du cercle sur un branche basse proche, un peu en retrait.

LES MARCHEUSES
Je suis fourbue. Quel fardeau. Je n’y entends rien. Je lirais bien mais il fait déjà noir. Qu’y a-t-il dans ton tiroir? Oh, celui-là est bien petit, mais comme il est agité : je crois qu’il s’agit de la Poésie, mais je n’en ai pas la clé.

LE SINGE
Cette organisation, mesdames, ne fait aucun sens. La poésie est agitée comme elle est près de la guerre : placez-là donc avec la littérature, et vous verrez qu’elle se portera mieux.

LES MARCHEUSES
Maître Singe, voilà une bonne idée, mais nous ne connaissons pas précisément le contenu de chaque tiroir; notre maître nous en interdit l’accès, jusqu’à sa mort plus 70 ans : il ne faudrait pas, dit-il, que nous lui en dérobions le contenu.

LE SINGE
Et pourtant! Si chacune d’entre vous pouvait ouvrir son tiroir, vous échangeriez bientôt ces savoirs et le porteriez en vous-même sans plus d’effort inutile. Non seulement votre fardeau s’allègerait, mais vous découvririez comment en les fertilisant de votre expérience, en construire de nouveaux…

LES MARCHEUSES
Maître Singe, votre sagesse est grande et nous inspire, mais voyez ces chaînes qui nous restreignent. Nous ne pouvons rien faire.

LE SINGE
Ne perdez pas espoir.

Scène IV

  • Le Baron, le cocher, la Méprise

Proprel passe un tiroir vide au Baron et s’en va rejoindre Lesale auprès des Marcheuses.

LE BARON
Voici un tiroir tout neuf pour accueillir votre bonne leçon, ma chère.

LARAISON
Il n’en démordra point.

LA MÉPRISE
Et bien mon cher Baron, je vous vois bien mal lotti avec cette troupe miséreuse et tous ces tiroirs sans armoire.

LARAISON
Nous disposions pourtant d’un transport adéquat qui avait traversé les âges sans heurt. Hélas, un essieu a cédé face à l’impatience et l’avidité.

LE BARON
Une armoire, ma belle! Ah! J’en avais fait faire une sur-mesures, parfaitement adaptée à mes besoins croissants.

LARAISON
Qui sont certes ceux de tous.

LE BARON
C’est que depuis le début de mon oeuvre d’accumulation nous avons acquis plus de connaissances que depuis le début de l’histoire de l’humanité.

LE BARON
Elle comptait autant de tiroirs qu’on peut y ranger de connaissances.

LARAISON
Sauf l’humilité.

LE BARON
Il y en avait un par science, et même certains disposaient de compartiments plus petits pour une classification plus précise.

LARAISON
Au cas où on ne saurait plus où donner de la tête.

LE BARON
Il n’est pas un oiseau des cieux, pas une pierre sous l’eau, pas un édifice sur terre sans un tiroir adapté.

LES MARCHEUSES (au loin)
Je dois donc porter la géologie. Et moi l’architecture.

LARAISON
On a du ajouter deux étages à la cariole, elle ne passe plus sous les ponts.

LE BARON
Hélas, à présent tous les efforts de ma vie de génie sont réduits à cette caravane fastidieuse dont la lenteur et les gémissements ne cessent de troubler mon âme… Et ralentissent ma recherche.

LARAISON
C’est que nous étions en route pour visiter un barrage de conception rare.

LE BARON
C’est que j’étais en route pour acquérir une nouvelle chose, un barrage de conception unique, dont j’ai délégué l’ouvrage à l’Exploitation.

Proprel revient et vient se placer discrètement derrière le Baron.

LA MÉPRISE
Mon bon seigneur, vous voici bien tombé. Non seulement je puis vous guider jusqu’au barrage, mais je vous aiderai à fabriquer une machine plus solide et plus vaste que votre vieux transport.

LARAISON
Tabula Rasa

LA MÉPRISE
Elle accueillera tous les savoirs que vous possédez, et bien plus encore (Vers Laraison, narquoise) & elle passera sous les ponts.

LARAISON
J’en doute.

Lesale revient et se place discrètement derrière le Baron.

LA MÉPRISE
Bientôt les gémissements de vos marcheuses laisseront la place au ronronnement d’un moteur inaltérable, celui de l’innovation, toujours portée par la jeunesse.

LARAISON
Ah! Voici une belle dé-finition de l’immortalité.

LE BARON
Ah! Voici un progrès dont je me réjouis. (à part) Il promet d’être enrichissant.

Il renâcle et frotte sa botte sur l’herbe.

LA MÉPRISE
Tout ce que vous voulez, et bien au-delà de vos espérances. Avec une telle machine vous totaliserez bientôt non seulement tous les savoirs, mais aussi tous les espoirs du monde.

LARAISON
voici une promesse dont la probabilité me semble non-nulle.

LE BARON
Ah! Tous les savoirs! Ah! Tous les espoirs, je verse là dans ce tiroir une larme qui comprendra cette bonne leçon qui fut la vôtre, madame.

Comme Le Sale interjecte, tout le monde sursaute.

LESALE
Mais que ferons-nous des marcheuses si elles n’ont plus à gémir? Je m’étais habitué au cliquetis douceâtre de leurs chaînes…

LE BARON
Encore celui-là dont l’odeur me répugne et qui me colle aux basques.

Lesale se hume et hausse les épaules.

LESALE (à lui-même)
Je ne sens rien.

LA MÉPRISE
Un tiroir pour chacune!

Les marcheuses interrompent leur conversation.

LARAISON
Oh, un singe…

LE BARON
Où ça! Qu’on m’apporte un tiroir!

Acte II

Au bord de la route, au petit matin, entre le village et la rivière. La jeunesse immobile pêche dans le fossé, sous le regard de l’indifférence.

Scène I

  • L’indifférence, la jeunesse, les valets

Proprel et Lesale surgissent de fourrés bordant un fossé, et retirent précipitamment leurs guenilles, l’un pour pisser (de face), l’autre pour déféquer (de dos), sous le regard blasé de l’Indifférence et de la Jeunesse.

PROPREL et LESALE
Aaaaaaaaaaaaaaaah!

PROPREL
Quel bonheur!

LESALE
Je n’en pouvais plus.

LA JEUNESSE
Hé là! Seriez-vous en train de conchier nos poissons?

L’INDIFFÉRENCE
Qu’importe, il n’y a plus d’eau.

LESALE (vers la Jeunesse)
Poissons? Quels poissons?

Se penchant sur le fossé, toujours pissant :

PROPREL
Attendez, je leur rajoute de quoi nager.

LA JEUNESSE
Ne voyez-vous pas nos cannes à pêche?

PROPREL
En effet, je vois bien quelques gaules. Mais sans fil,

LESALE
et surtout sans eau

PROPREL
sans hameçon, que comptez-vous attraper?

LESALE
Des poissons-chats?

L’INDIFFERENCE (baillant)
Ces deux-là font de l’esprit.

LA JEUNESSE (à l’Indifférence)
Ils n’ont pas tort, ils ne font qu’observer.

L’INDIFFÉRENCE
Qu’importe… Avec leurs observations on aurait tôt fait de ne plus rien avoir à faire du tout.

LA JEUNESSE
En effet messieurs, nous n’avons ni eau ni fil. C’est qu’on ne trouve plus de poisson dans la rivière, alors, rien ne sert d’y aller.

LESALE
Une rivière sans poisson? Comment cela est-il possible?

PROPREL
Les rivières ne sont-elles pas les routes privilégiées de ces espèces marines qui les empruntent pour féconder la Terre à leurs sources respectives?

Tous regardent Proprel puis haussent les épaules.

LA JEUNESSE (soupirant)
Jadis la rivière était si poissonneuse qu’il suffisait d’y plonger la main pour attraper un saumon ou une truite. On y allait avant d’aller aux champs, pour capturer le repas de midi. Parfois, il nous suffisait d’approcher ses rives pour que l’un d’entre eux saute dans notre bourriche. D’autres fois…

L’INDIFFÉRENCE
Qu’importe…

La jeunesse reprend.

LA JEUNESSE
Mais un jour l’Exploitation est venue nous vendre les bienfaits de l’accumulation des richesses. Nous, des richesses, on n’en avait pas idée. Ce que nous avions nous suffisait bien. Mais il y avait quelque chose dans son discours, comme…

L’INDIFFÉRENCE
Qu’importe…

LA JEUNESSE
Bref, nous l’avons aidé à construire un barrage en amont de la rivière.

PROPREL
Et ces richesses ?

LA JEUNESSE
Le fossé est asséché, la rivière ne donne plus de poisson, les champs sont envahis du bruit des machines, la nuit n’a plus d’étoile.

LESALE
Plus d’étoile ?

LA JEUNESSE
Avec le barrage est venue la modernité de l’éclairage public. Les étoiles se sont retrouvées prisonnières de lampadaires.

PROPREL
Cela me rappelle quelque chose.

LA JEUNESSE
Que veux-tu dire?

L’INDIFFÉRENCE
Enfin! Qu’importe!

Lesale, n’ayant pas d’eau sous la main, cherche des feuilles, cherche des pierres, en vain.

LESALE
Hmmm… Me voici embêté. Il n’y a pas d’eau.

LA JEUNESSE
Certes, le barrage de la Croissance l’a détournée.

LESALE
Il n’y a pas de feuilles.

LA JEUNESSE
Les plantes ont désséché.

LESALE
Et pas une pierre non plus.

LA JEUNESSE
Intégrées au barrage du Baron.

LESALE
Me voilà bien emmerdé.

Il tient à présent sa main gauche, dessus face au public.

PROPREL
Me voilà bien éclairé. Vois-tu, la Jeunesse, justement nous accompagnons le Baron pour voir l’oeuvre qu’il avait commanditée à l’Exploitation achevée.

L’INDIFFÉRENCE
Je me sens fatiguée.

LESALE
Ah! Là, je sens quelque chose.

Scène II

  • La Méprise, l’Exploitation
  • L’Indifférence, le Singe

L’Exploitation contemple satisfaite le barrage de la Croissance. La Méprise la rejoint, suivie discrètement du Singe.

L’EXPLOITATION
Ah! Quel bel ouvrage! Quelle puissante vision! Comment ne pas se réjouir de l’avancée au quotidien de ce qui paraissait auparavant impossible. Cette contrée oisive est à présent conquise au confort et à l’efficacité; de cet esprit entreprenant, nourrie et rassasiée.

LE SINGE (en aparté)
Comme le coureur s’enivre de sa propre douleur jusqu’à en faire une extase dont il devient bientôt l’esclave.

LA MÉPRISE
Oyez, l’Exploitation! Vous ne devinerez point qui je viens de croiser.

L’EXPLOITATION
Ah! La Méprise, quel bonheur de te retrouver. Et bien non, certes non, mon imagination est bien trop occupée par la contemplation de mon succès pour ‘deviner’ quoi que ce soit, qui donc as-tu croisé?

LA MÉPRISE
Par cette nuit d’encre plombée, votre commanditaire, ma chère, le Baron lui-même et sa troupe qui vient vous visiter.

L’EXPLOITATION
Ce n’est pas trop tôt. Et qu’est-ce qui le retient?

LA MÉPRISE
Son cocher, Laraison, a fouetté les chevaux si fort qu’un essieu de sa diligence des savoirs s’est brisé en chemin. Ils ont du abandonner la route de l’Innovation et couper à travers bois jusqu’à la pâture des vaches où je les ai trouvés. Comme le Baron Hontol ne se sépare jamais de sa base de données totalitaire, il a fait transporter tous ses tiroirs par les marcheuses qui, dans une économie de collaboration, toutes entravées qu’elles sont de leurs lourdes chaînes, n’ont fait hélas, que ralentir la marche du Progrès.

LE SINGE (en aparté)
Peut-on parler, si la base de données est en marche, d’un encyclopode?

L’EXPLOITATION
Oh, la belle Méprise. Je vois bien où tu en veux venir. Comme l’équipage du Baron empruntait un ‘raccourci’ à vol d’oiseau, il se retrouva vite empêtré dans des broussailles inconnues et non cartographiées. Mais, dis-moi, que leur as-tu dit?

LA MÉPRISE
J’ai promis au Baron de faire construire une arche pour accueillir l’ensemble des connaissances qu’il a accumulées et bien plus, et tous les espoirs de la Jeunesse. Je lui ai promis qu’elle porterait son nom et son valet, Lesale, nous en a soufflé le mot : “puisqu’il s’agit d’offrir”, a-t-il remarqué fort justement, “un vivant logis à tous les savoirs du monde, ne pourrait-on pas l’appeler HONTOL-LOGIS?”

L’EXPLOITATION (pensive)
Quelle remarque pertinente.

LE SINGE (en aparté)
L’Ontologie réfléchit la nature de l’être; elle réfléchit à la nature de l’être. Pourtant, une ontologie définit une perspective sur la nature d’un être ou pas. Naître, ou n’être pas, telle est la question.

L’EXPLOITATION
Quelle remarque pertinente. HONTE-AU-LOGIS. HONTE-AU-LOGIS. On en pourrait ajouter autant qu’on voudrait. Et avec l’aide de la Jeunesse, l’automatiser. Une machine si grande qu’elle pourrait porter tous les savoirs et enregistrer toutes les données, montée sur cent essieux pour que même s’il en casse un ou deux, elle pourrait encore supporter la masse des connaissances.

LA MÉPRISE
Il s’agit bien de cela : cesser de réfléchir, de penser et de questionner, & plutôt construire une machine qui organise effectivement la pensée selon des catégories pré-déterminées et productivistes. Cette HONTOL-LOGIS fournira une logique efficiente pour de nouveaux systèmes de production.

L’EXPLOITATION
Et que fait donc la Jeunesse? Je compte sur toi pour la convaincre. Il faudra bien 200 jeunes gens fougueux pour fabriquer une telle machine. Je leur paierai autant de jours qu’il faudra d’ouvriers1, et tu les convaincras que seul leur temps est monayable.

LE SINGE (en aparté)
En effet, en convaincre un seul de travailler 200 jours pour le même prix ne saurait venir à bout de ce projet totalitaire.

LA MÉPRISE
Depuis que le barrage a vidé la rivière de son foisonnement, la Jeunesse ne va plus aux champs, et préfère aller à la pêche avec Indifférence. Elle rentre rarement à la maison.

L’EXPLOITATION
À la pêche? Mais où, et que comptent-ils bien attraper? Des poissons-chat?

L’Indifférence arrive, haletante.

L’INDIFFÉRENCE
Qu’importe! La Jeunesse est sur le bas-côté, près d’un fossé asséché proche du village. Elle soutient que l’ombre du réverbère y étant aussi dense que celles des arbres rabougris qui restent à la rivière, il n’est aucun besoin de marcher plus avant. Elle ne prend plus le temps de monter le fil et l’hameçon, puisque dit-elle, aucun poisson ne mordra plus.

L’EXPLOITATION
Ce n’est pas faux. Et bien voici que la Jeunesse est entièrement disponible pour cette nouvelle production qui transformera la face du monde! Mais que fais-tu là Indifférence, ne t’avais-je pas chargé de surveiller la Jeunesse?

L’INDIFFÉRENCE
Hélas, la Jeunesse est sortie de mon emprise comme elle réfléchissait à sa condition.

LA MÉPRISE
Bigre. Je n’y entends plus rien.

L’EXPLOITATION
Que m’apprends-tu là! Il faut les convaincre au plus tôt, le fouet n’atteint plus leurs chairs tant leur coeur est tari. La Méprise!

Scène III

  • La Méprise, l’Exploitation, l’Indifférence
  • Le Singe

LE SINGE (en aparté)
Voici une trinité qui ne m’inspire guère. Je vois le tableau d’ici : elles vont s’emmêler les pinceaux. De l’absence elles vont faire une richesse, et multiplier les poissons.

LA MÉPRISE
Mais c’est bien sûr! La Jeunesse s’ennuit et s’est installée dans un désarroi indépassable.

L’INDIFFÉRENCE
C’est mon fait.

LA MÉPRISE
Rendons-lui le poisson, et elle retrouvera son enthousiasme pour venir fabriquer la machine.

L’Indifférence saisit son coeur à deux mains.

LE SINGE (aparté)
M’aurait-elle entendu?

L’EXPLOITATION
C’est cela, vendons-lui le poisson! Quelle maîtrise la Méprise! Mais, dis-moi, comment comptes-tu t’y prendre?

L’Indifférence se meurt, le Singe disparaît, la Méprise chuchotte à l’oreille de l’Exploitation.

Scène IV

  • La Méprise, l’Exploitation, La Jeunesse
  • Les valets, le Singe

LESALE
… Et c’est ainsi que notre maître, ignorant Laraison, condamna la diligence des savoirs à un arrêt brutal.

PROPREL (acquiesçant)
L’un des tiroirs s’envola et vint se briser sur le parapet. Il contenait un chat mort.

LA JEUNESSE
Voici les capitaines de l’industrie. Mais il manque l’Indifférence. Voilà qui est intriguant.

L’EXPLOITATION
Je te vois bien oisive Jeunesse écervelée.

La Jeunesse se lève.

LA MÉPRISE
(Vers l’Exploitation) Laissez-moi faire. (Vers la Jeunesse) Hélas, Jeunesse douce et tendre, nous venons porter une bien triste nouvelle : l’Indifférence est morte.

La Jeunesse se réjouit. La Méprise et l’Exploitation s’échangent un regard. L’Exploitation interjecte, puis la Méprise reprend.

L’EXPLOITATION
Est-ce ainsi que vous montrez le respect pour l’Indifférence!

LA MÉPRISE
Qu’impor… Qu’à cela ne tienne. Nous sommes également porteuses d’une grande nouvelle.

La Jeunesse cesse de ricaner et prête une oreille attentive.

LA MÉPRISE
Avant de mourir, paix à son âme, elle nous a confié votre désarroi et votre ‘pêche miraculeuse’ sans fil, et sans poisson.

LA JEUNESSE
Allez-vous nous donner du fil? Et des hameçons?

L’EXPLOITATION
Encore mieux! On va vous donner du tr…

LA MÉPRISE
DU POISSON! Nous allons vous donner du poisson.

L’Exploitation prend à part la Méprise.

L’EXPLOITATION
Tu veux dire dire ‘vendre’ bien sûr, n’est-ce pas? On DONNE du travail, mais on VEND du poisson!

LA MÉPRISE
S’il vous plaît, laissez-moi faire. Votre discours est bien trop cru pour que la Jeunesse vous crut. Je m’en charge, veuillez gardez le silence.

L’EXPLOITATION
Je peux engager un journaliste pour cela.

LA MÉPRISE
Assez! Reprenons, songez au résultat! Qu’importe le flacon pourvu qu’elle ait la lie.

La Méprise se retourne vers la Jeunesse qui s’est mise à converser entre elle. Elle frappe dans ses mains, la Jeunesse se tait et se met en rang, comme à l’école.

LA MÉPRISE
Or donc, la Jeunesse a suffisamment souffert des maux de l’Indifférence. Il est temps pour nous de vous écouter et de répondre à vos inquiétudes.

L’Exploitation se mord le poing et trépigne.

LA JEUNESSE
Comment allons-nous pêcher le poisson sans canne à pêche?

LA MÉPRISE
Vous n’aurez pas à le pêcher, il viendra dans vos assiettes.

LA JEUNESSE
Mais si le poisson vient dans nos assiettes, que ferons-nous donc de nos journées?

LA MÉPRISE
Vous deviendrez le moteur de l’innovation.

PROPREL
Qu’est-ce que c’est que cela, ‘ligne-ovation’?

LESALE
C’est la ligne qui permet de couvrir l’odeur avec le bruit.

LA MÉPRISE
Euh, et bien, l’innovation–en un seul mot–c’est par exemple, les lampadaires qui éclairent la rue et…

LA JEUNESSE
Et nous masquent les étoiles!

LA MÉPRISE
Qu’impo… Qu’à cela ne tienne vous aurez une application sur votre smartphone pour voir le ciel étoilé partout où vous portez le regard, de nuit comme de jour, et cela bien plus clairement que le ciel nocturne, puisqu’indépendamment de la couverture nuageuse.

LA JEUNESSE
Ah, bien sûr… Mais, qu’allons-nous faire de nos nuits, si nous pouvons observer le ciel nocture en plein jour?

L’EXPLOITATION
Et bien, vous dormirez, et la machine pourra enregistrer tous vos savoirs et tous vos espoirs.

LA JEUNESSE
Quelle machine?

LA MÉPRISE
Celle qui conditionne le poisson qui va dans vos assiettes, qui allume les lampadaires pour éclairer la route devant vous (en aparté : mais pas sur le côté) et vous affranchit de l’attente du ciel nocturne pour observer les constellations.

LA JEUNESSE
Quels savoirs? Quels espoirs?

LA MÉPRISE
Ah! Pauvres enfants! L’Indifférence vous a fait oublié combien vos élans sont pleins des promesses de l’avenir. Cette machine dont nous parlons, écoutera le moindre de vos désirs et en fera une réalité. Elle vous placera aux commandes du monde et vous en deviendrez la source.

LESALE
Le moteur, ou le carburant ?

PROPREL
Qu’as-tu sur la main?

LA JEUNESSE
C’est vrai, l’Indifférence coupait chaque élan d’un “Qu’importe”…

LA MÉPRISE
Qu’importe! À présent c’est fini vous serez les maîtres du monde.

LE SINGE (en aparté)
Un tableau de maître. La confusion est totale.

LESALE
Je crois que c’est du carburant ontologique.

LA JEUNESSE
Mais si nous devenons les maîtres du monde, qui va nourrir la machine?

LA MÉPRISE
Elle est automatique.

Scène V

  • Tous les personnages, sauf l’Indifférence qui a désormais disparu.

LE BARON
Ah! Quelle puanteur! Lesale est-il de retour? Mes jambes se dérobent sous moi, nous avons tant marché. De l’eau! De l’eau!

LES MARCHEUSES
Quelle horreur! Mes pieds saignent. Ma tête tourne. J’ai soif.

Lesale porte de l’eau aux marcheuses, Proprel au Baron.

LA MÉPRISE
Messires Baron, vous avez cheminé toute la nuit, vous en êtes encore tout fumant.

LARAISON
Il a si chaud que son souffle et la transpiration de son corps brûlant en font un dragon dans l’aube fraîche. La nuit a eu le temps de rafraîchir l’air, comme l’effort d’échauffer les corps.

LE BARON
Un bain! Des habits propres! Je ne puis supporter davantage cette infâme carcasse.

LES MARCHEUSES
Ces infâmes tiroirs.

Les valets s’affairent pour préparer un bain, dans lequel bientôt le Baron s’affale. Ses pieds dépassent largement de la baignoire.

LE BARON
Lesale, lave mes cheveux. Ils ont fait couler une sève immonde sur mon visage et sont pleins de poussière.

LES MARCHEUSES
La sève du monde, pleine de poussière.

Le Sale regarde sa main mâculée, hausse les épaules, puis s’exécute. Il en profite pour s’essuyer la main sur la chevelure du Baron. Alors que tout le monde s’affaire autour du bain du Baron, le Singe vole la clé unique des chaînes des marcheuses et des tiroirs.

LA MÉPRISE
Puis-je vous présenter l’Exploitation, maîtresse d’oeuvre du barrage de la Croissance que nous ne manquerons pas de visiter tantôt.

L’EXPLOITATION
Messire Baron, c’est un honneur de rencontrer mon érudit bienfaiteur. Votre barrage est prêt et voyez comme il éclaire le chemin.

LA MÉPRISE
Tout le village est venu pour vous accueillir.

LA JEUNESSE (à elle-même)
Voici donc le maître. Il est bien agité et ne sent pas très bon. Il est vulgaire et emprunté. Et toutes ces esclaves qui le suivent. Allons-nous dégénérer comme lui? Je ne suis pas certaine de vouloir avoir la maîtrise du monde.

LARAISON (à la Jeunesse)
Défaite de l’Indifférence tu commences à penser. Ne laisse pas la peur remplacer ton ancienne maîtresse. Écoute son conseil mais ne la laisse pas décider pour toi.

LE SINGE (à la Jeunesse)
Et le moment venu, laisse-la derrière toi, saute, le geste te portera.

L’EXPLOITATION
Vois-je là ce qui reste de votre équipage?

LE BARON
Las, oui! Laraison nous a perdu, les marcheuses ont traîné la patte, et si ce n’était pour l’ordre de marche imposé par leurs chaînes, toute ma belle et inédite et fondamentale organisation serait déjà perdue. (À lui-même) Mais cette odeur persiste!

L’EXPLOITATION
Reposez-vous, Baron, on aura tôt fait de rejoindre le barrage et vous montrer toute la splendeur de mon–je veux dire : de votre ouvrage.

LE BARON
Ah! L’ouvrage de l’Exploitation est bien sûr mon ouvrage. La méprise est de bon augure, et je ne vous en tiens pas rancune. Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous.

LA MÉPRISE
Je ne vous le fais pas dire! (Se tournant vers la Jeunesse) Voyez comme il est affable.

LE BARON (à lui-même)
Ai-je bien dit ce que j’ai dit?

LARAISON
Le tableau jusque là pitorresque devient picaresque.

LE BARON
Mais dîtes-moi madame, cette machine dont vous me parliez…

LESALE
l’Hontol-logis!

LE BARON
Fera-t-elle taire les gémissements de ces marcheuses indélicates? Elles ont beau être sans-dents, elles n’en sifflent pas moins.

LA MÉPRISE
Je vous rassure, mon bon monsieur, avec l’automatisation, leur rôle sera rendu entièrement obsolète. C’est l’Hontol-logis elle-même qui se chargera du tri.

LE BARON
Mais c’est moi qui me charge du tri! Elles se contentent de porter pour la seule raison que l’essieu manque.

L’EXPLOITATION (part dans un monologue exalté)
La contribution participative, c’est bien cela! Chaque élément de votre vie contribuera à l’Hontol-logis sans que vous ayiez besoin de vous en préoccuper.

LA JEUNESSE
Ainsi nous n’aurons qu’à contribuer comme on nous l’indique.

L’EXPLOITATION
C’est bien cela! Une place confortable pour chaque chose et chaque chose confortée à sa place, bien installée dans son logis.

LES MARCHEUSES
Dans son logis ferré.

LA JEUNESSE
Et nous sommes tous logés à la même enseigne!

LA MÉPRISE
Pardonnez-moi, Baron, j’ai omis de préciser que par dessein, la machine…

LESALE
Hon-tol-lo-gis…

LA MÉPRISE
… suivra vos instructions et répondra à vos attentes, qui sont bien sûres inédites et fondamentales.

LE BARON
Voilà qui est bien plus clair, j’en serai donc le seul maître, comme il va de soi. L’Hontol-logis : une perspective, une autre, toutes prêtes à instrumentaliser, déterminées à faire avancer la connaissance selon un biais poli, pratique, pragmatique, aérodynamique, compétitif…

LA JEUNESSE (l’interrompant)
Ainsi chaque élément que nous donnerons sera capté, traité et classifié, calibré, emballé, dépecé… Est-ce cela notre maîtrise du monde? Mais comment peut-il être le seul maître si nous-mêmes devenons les maîtres du monde?

LE BARON
Quelle est cette sottise! Une méprise sans doute. Il ne peut y avoir qu’un seul maître à bord de l’Hontol-logis…

Se tournant vers tous les uns après les autres :

LA MÉPRISE
Et nous savons sans aucun doute de qui il s’agit, n’est-ce pas?

Tous acquièscent. La Méprise frappe dans ses mains, les groupes se reforment.

Scène VI

  • La Méprise, le Baron, Le Sale
  • Laraison (qui s’immisce), le Singe (en retrait)

LA MÉPRISE
Monsieur, laissez-moi vous rassurer. Je vois bien que vos pauvres marcheuses sont bien incapables de porter le fardeau des savoirs, même tellement bien organisé par vos soins éclairés.

LE BARON
Surtout, dirais-je, surtout tellement bien organisé, etc. Seule la faiblesse des marcheuses ralentit le progrès.

LARAISON (en aparté)
On a remplacé un bibliobus tout-à-fait fonctionnel par cette ‘économie collaborative’ précarisante et enchaînée. Les marcheuses, elles, en souffrent, et tous les travailleurs. Il s’agit bien plutôt d’une collaboration pour encaisser les doublons. Entre elles, les marcheuses ne parlent guère, et ne font que répéter sans le comprendre le discours du maître.

LA MÉPRISE
Pourquoi se satisfaire de ce travail précaire et bruyant et puant, alors qu’une machine ferait la même chose mieux et plus vite et sans heurt?

LE BARON
Et le chaos des routes?

LA MÉPRISE
Elles seront goudronnées.

LE BARON
Mais le bruit?

LA MÉPRISE
Vitres blindées.

LE BARON
Et l’odeur?

LA MÉPRISE
Au parfum.

LE BARON
Les déchets?

LA MÉPRISE
Enfouis.

LE BARON
La pourriture?

LA MÉPRISE
Par-dessus bord.

LE BARON
La maladie?

LA MÉPRISE
Désinfectée.

LE BARON
L’indigence puante?

LA MÉPRISE
Exclue. Vous serez seul au sommet d’une tour d’ivoire aux salles de bains de marbre et d’or, entièrement occupé à votre inventaire.

LESALE
Et les ponts?

LA MÉPRISE
Qu’importent les ponts! La machine deviendra le centre du monde et il fera sa révolution autour d’elle.

LE BARON
Voilà qui est bien pensé. Me voilà satisfait.

LA MÉPRISE, LARAISON et LE SINGE (en coeur)
Et la boucle est bouclée.

Acte III

Plus tard, au barrage de la Croissance, alors que tout le monde s’affaire à transporter les tiroirs dans la nouvelle machine…

Scène I

  • La Méprise, l’Exploitation

L’EXPLOITATION
Alors?

LA MÉPRISE
Ils ont tout avalé.

L’EXPLOITATION
Tout? Comme tu es bien rusée.

LA MÉPRISE
Il me reste un tour à jouer, et la leçon s’achève.

Scène II

  • La Méprise (déguisée en Immortalité portant robe blanche avec une pomme croquée à la place du coeur, promesse de la machine–avec un bruit de démarrage de Mac lorsqu’elle apparaît), & tous les personnages.

Chaque personnage s’addressant à lui-même jusqu’à l’apparition de l’Immortalité.

LA JEUNESSE
Je me demande bien à quoi peut bien servir cette tour d’ivoire et tout ce marbre, et tout cet or. Comme tout cela est beau, comme cela fait envie. J’ai vraiment hâte de voir la machine achevée.

PROPREL
Tous ces parfums m’enivrent! Ce petit coin de nature est le cadre idéal pour échaffauder la nouvelle machine.

LE BARON
Comme j’ai hâte, comme j’ai hâte. Une angoisse m’étouffe.

LES MARCHEUSES
Je me hâte, je me hâte. J’étouffe.

LE SINGE
Tant de gesticulation, et pas un seul geste.

LARAISON
Cet élan trop nouveau et par trop rationnel a tout de la méprise.

LESALE
La rivière a beau être sans vie, il y a anguille sous roche.

L’EXPLOITATION (en aparté)
Ô Méprise superbe, vois comme ils s’accordent tous, courant dans tous les sens, à la fabrique de leur perte. Quel spectacle délectable. Bientôt je n’aurai plus besoin d’eux.

Bruit de démarrage de Mac. Toutes affaires cessent. Apparaît l’Immortalité.

L’IMMORTALITÉ
Je suis la voie unique et fondamentale! Venez à moi et nous serons l’immortalité! Je suis l’âme de cette machine totalitaire dont vous achevez la construction, et qui se placera au centre du monde. J’en porte toutes les perspectives.

LE BARON
Quelle merveille! Quelle rencontre! Mais dans quel tiroir la ranger?

L’IMMORTALITÉ
Il s’agit là d’une forme d’organisation qui prend sa source dans votre dissolution propre au coeur de la machine même. Votre existence devient l’hygiène de cette totalité. Ainsi vous pourrez préserver son unique et fondamentale organisation et son savoir. Vous deviendrez aussi purs que la machine elle-même.

L’EXPLOITATION (s’emballe)
La contribution participative vous place au centre de la machine bien enserrés dans ses rouages, produisant des bénéfices accumulés. La contribution permet d’alimenter tous les logis, comme autant de facettes de l’Hontol-logis, par exemple des corps, du bonheur, l’Hontol-logis du propre, l’Hontol-logis du sale, l’Hontol-logis des armes, l’Hontol-logis des lois, l’Hontol-logis des bénéfices, l’Hontol-logie des terres, l’Hontol-logie des guerres, …

LA JEUNESSE
Qu’importe, voilà qui me semble conforme : l’égalité pour tous.

L’EXPLOITATION (continue à énumérer des Hontol-logies en aparté, ce qui fait un bruit de fond continu)
L’Hontol-logis des conformes, celle de la vie, de la mort, de l’infini, de l’échange, du commerce, de la joie, des dettes, de la prison, des trous, des lieux, des espèces, des espaces, etc.

LE BARON
Quelle est cette imposture! Ne serais-je plus l’auteur de ma classification unique et fondamentale?

L’EXPLOITATION
L’Hontol-logis des fondamentaux…

L’IMMORTALITÉ
Bien au contraire, tout ce savoir et cette énergie accumulés par la machine vous fera participer à la vie machinique et vous ouvrira la porte de l’immortalité.

L’EXPLOITATION
L’Hontol-logis des immortalités…

LESALE
Elle ne se mouche pas du doigt.

L’EXPLOITATION
L’Hontol-logis des doigts…

L’Exploitation hystérique continue son énumération sans fin et disparaît en coulisses.

LARAISON
Elle digresse.

LE BARON
Quelle magnifique perspective, je suis bien aise de mettre tout mon pouvoir et tous mes doublons au service de la construction de cette machine qui permettra à mon oeuvre et à ma personne de devenir immortelles en restant au centre du monde.

LARAISON
Quel idiot.

LA JEUNESSE
Ceci n’est pas clair : si le Baron se prélasse dans les bains de marbre et d’or au sommet de la tour, où serons-nous donc?

L’EXPLOITATION (excédée et explosive, depuis les coulisses)
Mais comme on vous l’a dit! Il n’y aura qu’à se reposer et contribuer des informations à la machine.

L’IMMORTALITE
Nous sommes tous des maîtres mesureurs au service de la machine et notre activité collaborative dorénavant formera le monde.

LA JEUNESSE
Si je deviens la maîtresse du monde, ce sera pour l’embrasser, et non pas pour en devenir la mesure. Quelle est donc ta promesse? Passer une vie éternelle à fournir des informations à la machine pour le bénéfice du Baron? En quoi diffères-tu de l’Exploitation?

L’IMMORTALITÉ
Chacun participe à la totalité qui dorénavant offre toutes les perspectives.

LA JEUNESSE
Et tu dis que la machine conserve en son sein toutes les perspectives? Mais la tour avec son luxe ressemble plutôt au lieu de l’organisation totalitaire.

L’IMMORTALITÉ
Oui mais tu comprends mal. C’est dans le fait que chaque participant n’y contribue qu’un peu, et de son propre chef, qui donne à la machine sa vaste connaissance. Tu prends le petit soldat pour le plan de la guerre.

LA JEUNESSE
La guerre? Alors ma perspective est toute autre, et je m’en tiendrai là.

LE BARON
Je ne comprends plus rien, je ne sais plus qui organise quoi ici… Mais, où est donc ma clé!

Il sort.

LES MARCHEUSES
Oui mais. Je ne sais plus! Qui organise? Où est donc ma clé? Quel est donc mon fardeau? Je n’ai jamais rien su. Une perspective toute autre. J’aimerais tellement savoir.

Le Singe libère les marcheuses et leur donne la clé. Les Marcheuses commencent alors à ouvrir les tiroirs.

LES MARCHEUSES
Aaah qu’y a-t-il là dedans? Un oiseau mort! Et ici c’est écoeurant on dirait du vomi! Un caillou. Un papillon monarque épinglé! Des encres effacées. Un coquillage!

LE BARON (revient en courant)
Mais que faites vous malheureuses, laissez cela immédiatement, mon bien le plus précieux!

Il arrache la clé des mains des marcheuses qui reculent avec un frisson. L’Immortalité accourt, se prend les pieds dans le câble d’alimentation de la machine, reliée au barrage.

L’IMMORTALITÉ
Toutes ces connaissances sont privées. Ouvrir les tiroirs serait une offense Capitale, et perturberait le fonctionnement normal et nécessaire de la machine.

PROPREL
Oh non! La machine se déséquilibre! Les tiroirs sortent de leurs casiers. Je dois sauver mon maître.

Il se précipite pour sauver le Baron in extremis. L’Immortalité-méprise croûle et meurt sous les tiroirs brisés dont les restes des bribes de connaissances mortes et pourries s’étalent sur la scène.

LESALE
Pouah! C’était donc de là que provenait cette puanteur.

LA JEUNESSE
Notre avenir n’est plus très beau à voir.

LARAISON
Je note que l’âme de la machine qui promettait l’immortalité ne bouge plus du tout.

LES MARCHEUSES
La poésie est libre! Et la politique!

Scène III

  • L’Exploitation, les marcheuses, la jeunesse, le Singe.

L’EXPLOITATION
Oh quel désastre! Le monde s’écroule! Nous voici sans organisation productive et sans rien à manger. Ô, Méprise, qu’as-tu fait? Ton double-jeu nous a tout fait perdre. Qu’allons-nous devenir!

LE SINGE
Elle a dit ‘nous’. C’est un signe.

L’EXPLOITATION
Marcheuses, vous ne marchez plus. Jeunesse, tu jêunes. Tout ceci va laisser place au chaos et nous allons tous mourir.

LA JEUNESSE
Cesse tes jérémiades, laisse-nous goûter la liberté. Nous devrions te sacrifier avec ce qui reste de la machine. Détruisons-la!

LES MARCHEUSES
Quoi? Et tous nos efforts auraient été vains? N’as-tu point de respect pour notre souffrance.

LA JEUNESSE
Et que proposes-tu donc? J’ai faim.

LESALE
Allons manger, nous penserons mieux le ventre plein.

LA JEUNESSE
Mais qu’allons-nous manger? La machine devait nous apporter du poisson et nous l’avons détruite. Il reste bien un peu de pain, mais pas suffisamment pour tous.

LES MARCHEUSES
Allons aux champs!

L’EXPLOITATION
Mais la récolte nécessite l’énergie du barrage et la machine en absorbe la totalité. Nous ne pourrons pas récolter.

LES MARCHEUSES
Réparons-la!

L’EXPLOITATION
Mais la réparer ne résoudrait pas notre problème. Car la machine conçue par la Méprise ne produit en fait rien : elle accumule.

LA JEUNESSE
Détruisons-là!

LES MARCHEUSES
Ô désespoir!

L’EXPLOITATION
Ô Jeunesse impatiente. Il y a peut-être une solution. Avant les machines, vos grands-parents utilisaient des outils manuels et travaillaient ensemble à la récolte. Les avez-vous encore?

LA JEUNESSE
Allons les chercher! Mais… Comment s’en servir?

LE SINGE
Essayez, vous verrez bien.

Ils vont chercher les outils et se rendent aux champs. Proprel entre en scène avec un fil et un hameçon, mais il se trouve seul.

PROPREL
Regardez! J’ai trouvé parmi les tiroirs brisés du fil et un hameçon! Mais, où sont-ils donc tous passés.

Scène IV

  • Proprel, Lesale
  • Le Baron (assoupi)

LARAISON (depuis les coulisses)
Le Baron, choqué de l’effondrement soudain de son empire sur le monde ne s’en est pas remis : il dort toujours.

PROPREL
Te voilà Lesale, que fais-tu donc? Je t’avais perdu de vue.

LESALE
Je veille au chevet du Baron, notre maître.

Ils se regardent en silence un moment, puis éclatent de rire.

LESALE
Proprel, à propos, n’as-tu pas d’autre nom que celui que t’a infligé le Baron?

PROPREL
Oui, je crois. J’ai trouvé du fil et un hameçon!

LESALE
Appelle-moi Aureste.

PROPREL
Et moi, c’est Rodrigue.

AURESTE
Enchanté, Rodrigue. Dis-moi, que vas-tu faire de ce fil et de cet hameçon?

RODRIGUE
Et bien, mon cher Aureste, je n’en sais foutre rien.

AURESTE
Ah! Voilà les Marcheuses, la Jeunesse, et l’Exploitation qui rentrent des champs. Et le Baron qui ne donne toujours pas signe de vie.

LES MARCHEUSES
J’ai trouvé cela plus agréable que porter des tiroirs, mais mes mains sont pleines d’ampoules.

LA JEUNESSE
La pêche à l’ombre autrefois était bien plus aisée que cet effort en plein soleil.

L’EXPLOITATION
Vous comprenez donc à présent pourquoi nous avions remplacé ce labeur exténuant par l’automatisation.

LARAISON
Ah, vous voilà enfin, je meurs de faim.

LES MARCHEUSES, LA JEUNESSE, L’EXPLOITATION (ensemble)
Où étais-tu pendant que nous trimions?

LARAISON
J’étudiais la machine. J’en ai trouvé le secret. Comme l’Exploitation avait indiqué la nature accumulatrice de l’Hontol-logis, j’en ai exploré les mécanismes et les opérations. Il me semble que si nous la délestons de son moteur, il restera tout de même une fonction, et l’énergie ainsi libérée pourra servir à relancer les machineries existantes dans les champs et la cité.

LESALE
Et de quelle fonction parles-tu?

PROPREL
J’ai trouvé du fil et un hameçon!

L’EXPLOITATION
Laraison parle de la fonction de communication, qui était l’objectif caché de la Méprise. Ainsi l’opération d’accumulation de la machine serait distincte de celle-là, et pourrait fonctionner indépendemment?

PROPREL
Mais je ne sais pas m’en servir.

LARAISON
Exactement. Délestée de l’accumulation, l’Hontol-logis devient une écoutille vers d’autres lieux, d’autres expériences, peut-être similaires à la nôtre.

LES MARCHEUSES
Et nous pourrions l’utiliser tout en remettant en marche le progrès?

LA JEUNESSE
Ah non! On en a marre des lampadaires qui ne servent qu’à masquer les étoiles.

LARAISON
Rassurez-vous, à présent que nous avons de la nourriture, nous pouvons discuter des techniques et les choisir en connaissance de cause.

LES MARCHEUSES
À table!

Tous se mettent à dîner et échangent leurs nouvelles expériences.

Scène V

  • Le Baron, Rodrigue, Aureste

Aureste porte de la nourriture au Baron qui, bientôt réveillé par le fumet, se met à manger dans son coin. Il écoute les conversations alentours.

LE BARON (en aparté)
Quel miracle, je ne suis point mort. Les Marcheuses ne m’ont point occis et semblent joviales à la table de la Jeunesse. Je perçois même l’Exploitation partager leur repas, et mon bon cocher, Laraison. Mes valets ont veillé à mon chevet malgré les maltraitances que je leur ai fait souffrir. Ils m’ont même apporté un repas qui plaît à mes papilles et soulage ma faim. C’est à n’y rien comprendre.

RODRIGUE
Ah! Vous voilà réveillé.

LE BARON
Que s’est-il passé? Je ne me souviens de rien. Pourquoi mes Marcheuses déchaînées mangent-elles à la table de l’Exploitation?

AURESTE
Monsieur, Rodrigue ici présent vous a sauvé la vie! Alors que la Méprise tentait de nous confondre tous, et que la machine vacillait, et que les tiroirs qui l’ont ensevelis menaçaient de vous occire, Rodrigue–c’est dire s’il a du coeur–vous a écarté de leur chemin au péril de sa vie.

LE BARON
Mes tiroirs!

AURESTE
Remplis de poussière, de bêtes mortes, de pourriture, de livres illisibles.

LE BARON
Ô Rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infâmie!2

RODRIGUE
J’y ai tout de même retrouvé du fil et un hameçon.

AURESTE
Et votre vie est sauve!

LE BARON
Ah! Proprel, pour cela je te suis redevable.

RODRIGUE
J’ai trouvé dans les décombres du fil et un hameçon.

LE BARON
Et bien, soit, je t’apprendrai à pêcher.

Scène VI

  • Tous les personnages (sauf la Méprise)

Laraison tient dans la main gauche le moteur d’accumulation (un tiroir), et dans la main droite l’outil de communication (un casque-micro).

LARAISON
Une fois que nous aurons évacué ce moteur d’accumulation (il jette le tiroir), la tour sera superflue, le marbre et l’or alourdissent la structure.

L’outil de communication est donné : il passe le casque à un membre de la Jeunesse qui sort (vers la machine).

LE BARON
Mon marbre! Mon or! Mes lits, petits et grands!

LA JEUNESSE
Mes bains de luxe!

LES MARCHEUSES
On vire la tour! On la garde! Les salles de bain! Les casiers dehors! Mon or! Mes atours! À moi! À moi! Qu’elle succombe!

L’EXPLOITATION
Nous n’y arriverons jamais, chacun veut commander, personne ne lâche rien. Laraison et les Marcheuses me paraissent éclairés. J’entends bien le Baron s’attacher au passé et la Jeunesse aussi ne cesser de l’envier. Comment vous commander quelque frugalité?

LE SINGE
Et vieux, et naître.

AURESTE
L’Exploitation, je reconnais bien là quelques excès passés. Vous voulez remplacer un extrême par un autre : du superflu à la frugalité.

LARAISON
Rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme.

RODRIGUE
Le Baron m’a appris à pêcher. La Jeunesse m’en a inspiré le désir. Les Marcheuses en ont porté le germe. Sans le concours involontaire de la Méprise, je n’aurais pas eu à sauver la vie du Baron, et rien de tout ceci ne serait arrivé.

LE BARON
Que veux-tu dire, Rodrigue? Que nous gardons la tour?

UNE JEUNESSE DÉSABUSÉE (à elle-même, en sortant)
Cela m’ennuie, je préfère écouter si quelque voix nous parvient à travers la machine.

L’autre revient avec le casque-micro et le lui passe:

JEUNESSE AU CASQUE (à la Jeunesse désabusée)
Tiens, remplace-moi, je n’y entends rien.

Il reprend sa place parmi la Jeunesse.

LA JEUNESSE
Garder la tour, c’est bien cela que j’entends.

LES MARCHEUSES
Au contraire! Rodrigue établit que notre condition présente émerge des situations dont nous sommes le jeu et que nos décisions et nos indécisions tracent un chemin pour nous.

RODRIGUE
C’est par ma volonté que je me suis affranchi, en choisissant d’embrasser la contradiction. En laissant derrière nous ces lourdeurs dépassées, nous saurons reconnaître la valeur d’être ensemble.

LE BARON
Me voilà dépassé et pourtant tout léger. Je vous laisse décider et je m’en vais pêcher.

LES MARCHEUSES
Virons la tour!

LA JEUNESSE
C’est chose faite. Et les lampadaires qui éclairent le chemin et masquent les étoiles. Mais après?

Scène VII

  • Tous les personnages, moins la Méprise et une Jeunesse désabusée.

Les mêmes, au même endroit, l’activité se poursuit : conversations (silencieuses), actions, accords…

LARAISON
Maintenant la machine ronronne, les champs sont arrosés, l’eau coule dans la rivière de nouveau poissonneuse. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

La Jeunesse désabusée, maintenant enthousiaste revient de la machine avec le casque sur les oreilles. Tout se fige, sinon les deux qui se sont échangés le casque. L’autre est sceptique.

ENTHOUSIASTE
Aureste! Laraison! Nous ne sommes pas seuls! La machine à communiquer! Elle nous parle!

SCEPTIQUE
Enfin, ce que tu veux dire, c’est que quelqu’un nous parle à travers elle.

ENTHOUSIASTE
Bien sûr! Nous voici en réseau.

SCEPTIQUE
Tu veux dire en conversation.

ENTHOUSIASTE
Bien sûr! Tous ces savoirs que nous croyions morts, ils sont bien vivants!

SCEPTIQUE
Tu veux dire que d’autres les portent?

ENTHOUSIASTE
Bien sûr! La machine les porte à nos grandes oreilles!

SCEPTIQUE
Et d’où viennent-ils?

ENTHOUSIASTE
De partout et de tous! C’est excitant! Ils couvrent tant de sujets qu’il serait vain de vouloir les circonscrire.

SCEPTIQUE
Un exemple!

ENTHOUSIASTE
Sais-tu qu’un oeuf cru flotte, mais cuit coule?

SCEPTIQUE
Es-tu sûre?

ENTHOUSIASTE
Sais-tu que l’homme le plus rapide du monde se déplace à la course sur 100 mètres, en moins de 9 secondes, 10 dixièmes, 41 millièmes, et 4 nanosecondes?

SCEPTIQUE
À quoi cela sert-il?

ENTHOUSIASTE
Sais-tu qu’un broyeur de cuisine dernier cri aura raison du dernier Aphone 6 plus silver et le Samsème Galaxie 2-F-41-bis en moins de 3 minutes?

SCEPTIQUE
Le moteur d’accumulation serait-il encore en marche?

ENTHOUSIASTE
Quoi?

SCEPTIQUE
Tu sembles enthousiaste d’une accumulation de savoirs, mais ce moteur-là est bien démantelé, n’est-ce pas?

ENTHOUSIASTE
Tu as raison. C’est insensé…

SCEPTIQUE
Mais, as-tu communiqué? Sais-tu avec qui?

ENTHOUSIASTE
Je n’en sais rien.

SCEPTIQUE
Sais-tu où ces personnes se trouvent?

ENTHOUSIASTE
Je n’en sais rien.

SCEPTIQUE
Sais-tu comment elles s’organisent?

ENTHOUSIASTE
Pas plus. Allons leur demander?

SCEPTIQUE
Et nous, comment pouvons-nous tirer parti de cette machine à communiquer? Qu’en faire?

ENTHOUSIASTE
Je n’en sais rien.

Les deux jeunesses continuent leur conversation en sortant.

Scène VIII

  • Les mêmes, une marcheuse.

La fixation des acteurs cesse. Une marcheuse, visiblement en colère, entre et interrompt une conversation.

UNE MARCHEUSE
Eh toi, la Jeunesse, vais-je devoir t’attendre encore longtemps pour porter la récolte?

UN AUTRE MARCHEUR et UNE JEUNESSE (simultanément)
Te prends-tu pour le Baron d’avant la chute?

AUTRE JEUNESSE
Quoi? Ne devais-tu pas le faire avec Rodrigue?

UNE MARCHEUSE
Et quoi, je ne peux pas être au four et au moulin.

AUTRE JEUNESSE
Et quoi, je pêche par mon père, et je mouds par ma mère.

UNE MARCHEUSE
Et moi, je chauffe! Devrais-je aller au four?

AUTRE MARCHEUSE
Un conflit! Appelons-en à l’autorité.

L’EXPLOITATION
Qu’attendez-vous de moi? Que j’en punisse un? Réglez-le entre vous, je ne vous aide en rien. Je suis lasse. C’est le coeur sans remord que je vous quitte enfin. Je dis tant, je fis peu, je trépassai.

Elle meurt.

UNE MARCHEUSE
Ô, l’Exploitation, je t’aimais.

UN AUTRE MARCHEUR
Tu ne manqueras point.

UNE JEUNESSE (simultanément)
Tu me manqueras bien.

UNE JEUNESSE ENTHOUSIASTE
Nous ne sommes pas seuls!

LARAISON
On naît, on vit, on meurt.

LE SINGE
Enfin, surtout, on vit.

°

RIDEAU.


  1. Cette intervention, et la suivante du Singe sont une référence directe à la remarque de Pierre-Joseph Proudhon sur l’érection de l’obélisque de Louxor.

  2. Extrait d’une oeuvre célèbre disponible dans le domaine public.